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Voilà Rosapristina !
20 janvier 2014

L'homme bien

 

Ce matin-là, M.Martin se leva avec une idée révolutionnaire. Il avait décidé de devenir quelqu'un de bien. Enfin une bonne idée ! La belle affaire ! Ce qui commença prosaïquement avec ses chaussettes sales. D'habitude, il les laissait traîner par terre, et sa femme râlait quand elle partait à la recherche du linge sale. Ce matin-là, mû par la force suprême du Bien, il prit ses chaussettes et les jeta dans le panier de linge. Bravo, un point. Au moins, sa femme ne râlerait pas, pas cette fois. L'effort se poursuivit dans la cuisine, quand il mit son bol sale dans le lave-vaisselle,et rangea le beurre dans le frigo, au lieu de le laisser comme d'habitude sur la table. Il ferma le couvercle de la confiture, essuya la table d'un coup d'éponge, et poussa la vertu à rincer et l'évier, et l'éponge, qu'il posa docilement à l'emplacement prévu... par sa femme. Docile M.Martin.

Une fois terminé le cérémonial de ce début de journée, il dut reconnaître que oui, elle faisait du bon boulot. Passer derrière lui, comme elle le lui faisait remarquer, exigeait une concentration indéfectible. L'esprit restait éveillé, à analyser les liens de cause à effet et à prendre conscience des possibles conséquences d'un geste. En clair, la moindre tâche exécutée en induisait une autre. Mais attention! Il ne fallait surtout pas en faire trop d'un coup! Parce que être consciencieux et attentionné pendant une demi-heure l'avait épuisé.

 

En prenant le métro, il fit l'inventaire des points à améliorer : le mégot à jeter dans une poubelle, et non par terre, laisser sa place à la petite dame dans la rame...Il ne fallait pas exagérer non plus, hein! Il prit conscience de l'importance du chantier qui l'attendait.

 

 

Le lendemain, il se leva, toujours motivé par son idée lumineuse. Etre quelqu'un de bien, nuire à personne. Il avait bien compris l'importance de tout ces petits gestes domestico-automatiques: les chaussettes sales dans le panier, le bol dans le lave-vaisselle, le beurre dans le frigo, les miettes à la poubelle, le couvercle sur son pot de confiture. Une méthode pour attribuer à chaque chose une place, et contribuer ainsi à l'harmonie du monde. Dans la rue, il terminait sa cigarette, il cherchait une poubelle pour y jeter le mégot: impossible, il mettrait le feu à la poubelle. Embarassé, il l'éteignit contre un mur beige, laissant une immonde trace noire. Il cherchait des moyens pour ne pas souiller le trottoir, mais il salissait le mur. Dommage collatéral. Point à améliorer.

 

Dans le métro, à 8h30, la foule s'entassait comme tous les jours à la même heure. En début de ligne, M.Martin pouvait espérer trouver encore quelques places assises, espoir qui s'amenuisait au fur et à mesure du trajet. L'homme normal en son for intérieur criait :"tant pis pour eux, c'est chacun sa gueule", tandis qu'en surface, le nouvel homme bien chuchottait: "allez, laisse ta place." Cependant la petite dame, là, elle avait l'air bien vaillante, sur ses deux cannes, sans canne. L'homme normal grondait sur la présence de ces personnes âgées qui avaient la manie de faire leurs courses en même temps que tout le monde ! "Elle attendra la vieille" pensa-t-il. Le bien n'avait pas encore triomphé dans toute ses largesses.

 

Le jour suivant, les gestes domestiques s'enchaînèrent, mécaniques, et quand vint le moment d'éteindre sa cigarette, il trouva la solution: sous la chaussure. Là il ne souillerait que la semelle. Content de sa trouvaille, il poursuivit son trajet dans le métro, et sans vraiment y penser, se leva et invita la vieille dame à prendre sa place sur le strapontin. A regarder ensuite les passagers du métro, aux yeux vides, il se dit qu'il avait réagi ainsi sur un coup de tête, encouragé par les émotions positives de sa trouvaille. Est-ce que la vieille dame avait bien compris la portée de son action?

 

Et les jours se succédèrent. Il partait au travail, la maison nickel, la cigarette éteinte sous sa semelle, puis dans une poubelle, et laissait sa place à la dame dans le métro . Il s'enorgueillissait de ses bonnes actions ;" bonjour Madame, mais prenez donc ma place, c'est tout à fait naturel" ... Hypocrite !  Rien de naturel dans tout ça ! Rôle de composition, oui !

ça voulait dire quoi, "être un homme bien"? Est-ce que cela se décidait comme ça, un beau matin au réveil ? On se disait : "allez, à partir de maintenant je serai quelqu'un de bien"? Et comment savoir si on était quelqu'un de bien ? Etait-ce parce qu'on vous souriait, qu'on vous remerciait ? Et si être quelqu'un de bien, ce n'était pas juste être à sa place, et tout mettre à sa place, pour permettre la bonne rotation du monde ?

 

Maintenant qu'il connaissait les moindres subtilités du ménage, sa femme ne se gênait plus pour déléguer les tâches qu'elle accomplissait avant sans broncher. Pour la libération de la femme, il était un homme bien. Pour les services de nettoyage de la Ville, il était devenu un citoyen respectueux de son environnement. Pour la RATP, il était devenu un usager prévenant, rendant ainsi les trajets plus supportables. Et si tous ces efforts étaient du domaine du normal ? Un homme bien se distinguait-il de la normalité ? Ce qui le renvoyait inmanquablement à cette interrogation: comment être un homme bien ?

 

Une semaine plus tard, quand il se leva, comme tous les matins à 6h45, M.Martin eut une idée fantastique. Il avait décidé de devenir quelqu'un de bien. Mais de vraiment bien. Pas de la gnognotte d'altruisme à deux balles comme il avait expérimenté la semaine précédente. Il avait décidé d'être un homme bien pour la grande cause. Servir l'humanité. Défendre la cause des opprimés, la liberté d'expression, les droits de l'Homme, l'accès à la connaissance pour tous, une multitudes de grandes causes. Il débordait d'idées extraordinaires. Par automatisme, il jeta ses chaussettes sales dans le panier, posa le bol dans le lave-vaisselle, rangea le beurre dans le frigo, essuya la table avec l'éponge, vissa le couvercle sur le pot de confiture, éteignit sa cigarette sur la semelle, puis jeta le mégot dans la poubelle. Il n'osa pas s'asseoir dans le métro et céda "sa" place à la petite dame... et pas de chance, ce jour-là, ce fut un jeune boutonneux, casque aux oreilles, les yeux remplis d'une expression bovine, qui prit le siège tant convoité. A retenir, quand on voulait semer le bien : qui en profiterait ? Une autre question cependant : pour être vraiment un homme bien, fallait-il se soucier de partialité ? Ne devait-on pas plutôt en faire profiter un maximum de personnes ? Le bien ne devait-il pas être universel ? Enfin, il accomplit ses tâches au travail avec toute la conscience dont il était capable, puis se rendit au centre culturel de son quartier pour proposer quelques heures de bénévolat. Un homme bien consacrait son temps aux autres, non ? Une secrétaire boudinée dans un chemisier à fleurs lui répondit toutefois que là ce n'était pas possible, qu'il fallait attendre la rentrée de septembre, quand toutes les activités reprendraient, parce que vous comprenez, les programmes sont déjà bouclés. Attendre pour aider les gens ? Quelle drôle d'idée ! Qu'à cela ne tienne, s'il ne pouvait être un homme bien de cette façon, il trouverait autre chose ! Et pourquoi pas aller voir son voisin ? C'est vrai, déjà regarder autour de soi, et aider ceux qui étaient dans le besoin. Le vieil homme du 3ème avait un cocker. Il pourrait peut-être le promener ?

 

Il sonna. Un vieil homme barbu en salopette de velours lui ouvrit. M.Martin lui proposa tout de suite de promener son chien, le soir, quand il rentrerait du travail, pour éviter au vieil homme de descendre et remonter les trois étages. Quoiqu'un peu surpris, son voisin accepta la proposition.

 

Il l'invita à rentrer, et disparut dans le salon, tout en expliquant qu'il avait donné son cocker à sa petite fille. Il revint flanqué d'un dalmatien et son bienveillant voisin eut un léger mouvement de recul tandis qu'il affichait un sourire édenté en lui présentant solennellement Dynastie. Super. Il allait trimballer un clebs gigantesque. Lui qui détestait les gros chiens ! Mais un homme bien était courageux, n'est-ce pas ?

 

Quand M.Martin revint, une demi-heure plus tard, fourbu de retenir les trente kilos de l'animal rétif pendant toute la promenade, il était sur le point d'expliquer au propriétaire du dalmatien qu'il s'était trompé, qu'il s'était engagé trop vite, et qu'il ne pouvait continuer à promener son chien. Pourtant la gratitude avec laquelle le vieil homme le considéra anéantit son envie de tout abandonner. "Pas de quoi, c'est naturel. A demain."

 

Oui, il avait bien proposé de promener son chien. Un homme bien, ça ne ment pas de toute façon.

 

Voilà maintenant un mois que M.Martin travaille à s'améliorer. Il met toujours son linge sale dans le panier, le bol dans le lave-vaisselle, le beurre dans le frigo, le couvercle sur le pot de confiture, son mégot bien écrasé sur sa semelle, dans la poubelle, et tous les soirs, il promène Dynastie. Il a d'ailleurs perdu trois kilos.

 

M Martin n'ose plus s'asseoir dans le métro. D'ailleurs il ne regarde même plus les sièges, il ne regarde plus rien, son regard est vide comme celui des autres usagers, la RATP est contente, l'inanité de la foule rend le trajet plus supportable. Pour tous. Un grand pas pour l'humanité... déshumanisée.

 

Il essaie de bouger les choses autour de lui, rédige des pétitions, pour un oui, pour un non,pour l'égalité pour tous, pour le respect de chacun, il a des idées fantastiques, mais tout seul, c'est difficile, à réaliser. Dès qu'il a un peu de temps libre, il sonne chez les voisins, quémandant une signature, mais les gens n'ont jamais le temps, entre le plat surgelé à réchauffer, la série américaine à visionner, ou oh, pardon, un nouveau message auquel répondre sur Interent ou sur sur le téléphone , parce que vous savez, c'est forcément très urgent. Il a de très bonnes idées, des idées fantastiques, lumineuses et révolutionnaires, il veut changer l'humanité, mais tout seul, il n'y arrive pas. Le bien qu'il propage se limite à la perfection domestique. C'est déjà ça, dit son épouse. Faire le bien autour de soi, ça commence par le petit grain de sable que l'on déplace avant de déplacer les roches, pour faire bouger la montagne. Ce n'est pas d'un claquement de doigts, parce qu'on l'a décidé que les choses bougent. Ça se saurait !

 

Les jours se succèderont encore, M.Martin partira au travail, la maison nickel, la rue nickel, et sera un passager nickel, un voisin nickel, poussant la bienveillance jusqu'à ramasser les déjections du dalmatien, et remonter les trois étages en affichant un large sourire.

 

Sa femme sera contente, lui devenu athlétique, affable et prévenant.

 

Son voisin sera content, lui aussi, et sa visite quotidienne lui fera du bien.

 

Et plus tard encore, quand il se lèvera, les chaussettes dans le panier, le bol dans l'évier, etc, etc, il se rendra compte que sa femme ne lui parle presque plus, et remarquera dans sa voix de l'exaspération car il aura frôlé la perfection. Elle devra elle-même le reconnaître, son mari sera devenu d'un ennui !Elle n'aura objectivement plus de raison de lui râler dessus, il manquera ce petit piment au quotidien

 

Dans la rue, il éteindra proprement sa cigarette, ne s'assiéra pas dans le métro, etc, etc, et pourtant :

 

Tous les hommes cherchent à s'asseoir dans le metro bondé

 

Or tous les hommes cherchent à être bons

 

Donc les hommes bons sont assis dans le métro bondé !

 

Mais reprenons le cours de notre histoire:

 

M.Martin gravira les trois étages et les redescendra avec Dynastie, le dalmatien. "Merci beaucoup monsieur, de rien c'est bien aimable à vous, si, si, mais non, c'est normal", etc, etc .

 

L'histoire ne dit pas si la Ville reconnaîtra les efforts de M.Martin, ni si les passagers du métro auront conscience d'être à côté d'un homme bien. On en doute. A vous de l'imaginer.

 

Un homme vraiment bien cherche-t-il la reconnaissance de ses pairs? Agit-il gratuitement ?

 

Un homme bien n'est bien que si ses actes trouvent résonnance auprès de ses semblables. Ce n'est pas à lui même de décider si ce qu'il fait est bien ou non.

 

Ce que l'histoire dit, c'est qu'un homme bien, tout seul, dans son coin, ça ne sert à rien.

 

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